CHAPITRE XI

Au château, tout était calme. Nicolas ronflait, avachi dans le fauteuil où ils l'avaient laissé, devant la télé allumée.

— Laissons-le, décida Ed en éteignant le récepteur. Il ne se réveillera pas avant demain matin. Ça va, toi?

Marie acquiesça. En fait, elle était épuisée, la tête lui tournait, elle avait envie de faire pipi et surtout de dormir. Dormir et oublier.

Ed devait être également fatigué, car il grimpa l'escalier, après une dernière tape sur le derrière de sa fille, pour rejoindre sa chambre. Marie resta un instant plantée dans le hall, à essayer d'entendre quelque bruit en provenance de chez grand-mère. Elle ne perçut rien d'autre que les ronflements de Nicolas. Alors elle rentra chez elle.

Elle enleva sa belle robe, songeant à ce qui lui avait dit son père. Comment avait-il pu lui parler de cette légende qui cadrait si exactement avec ce qui lui arrivait? Et pourquoi? Avait-il essayé de la mettre en garde? Ou bien s'était-il moqué d'elle?

Thomas ne lui avait-il pas raconté le plus grand bobard qui soit? Elle avait marché, comme une idiote. Immortelle... Quelle blague ! Comment avait-elle pu croire un seul instant tout son baratin? Il ne lui avait sorti ça que pour se la mettre au lit et la sauter. Et ça avait marché.

Elle n'était qu'une conne ! Une pauvre conne qui s'était fait enculer. Au propre comme au figuré.

Elle eut un petit rire. C'était stupéfiant, mais elle ne regrettait rien. Elle avait pris un pied somptueux, le meilleur de toute sa vie. Rien que pour ça, ça valait qu'elle ait tout gobé comme la dernière des demeurées.

Et elle avait bien l'intention de remettre ça! Ed avait raison. Elle avait le droit de se conduire, une fois dans sa vie, en pute.

Sauf qu'elle ne se faisait pas payer.

Elle se lava les dents, se fit la grimace dans le miroir et alla se coucher sans mettre son sweat.

Elle s'endormit comme une masse. A l'instant où elle sombrait dans l'inconscience, elle le vit, auprès d'elle.

— Ordure...

Était-ce lui qui l'insultait? Se parlait-elle à elle-même?

Ça n'avait aucune importance.

Le décor n'était plus pareil. Il y avait une grande forêt, qu'elle reconnaissait, bien qu'elle soit différente. Les branches montaient jusqu'au ciel. Un vent froid soufflait.

C'était singulier. Il faisait chaud, mais le vent était froid.

Marie flottait dans une bulle d'espace-temps qui l'emportait. Mais quelque chose ne collait pas. Elle ne se sentait pas... Marie. Elle était autre part. Autrement.

Quoi? Elle leva la main, regarda ses doigts. Une fine bague ornait son annulaire. La bague de Jeanne. Comment pouvait-elle porter la bague de Jeanne?

Elle faisait des efforts désespérés pour comprendre le mystère. Mais son esprit était lent, vide. Elle voulait sortir de cette forêt. Elle avait peur. Elle savait qu'elle allait vers une fin épouvantable... Pourquoi épouvantable? Elle était heureuse de se soumettre, comme une esclave perverse amoureuse de son maître. Était-elle amoureuse?

Marie était amoureuse. Jeanne était amoureuse...

Elle sortit de la forêt. Ou plutôt il n'y eut plus de forêt.

Elle se trouvait dans une nécropole. Il n'y avait pas de tombes, mais des corps, momifiés par le temps, déchirés, décomposés. Elle les reconnaissait, ils lui étaient familiers. Martine, Fabien, Lucienne Jobart. D'autres. Quantité d'autres... Une éternité d'autres. Des cadavres vivants, qui lui faisaient d'horribles sourires, qui l'appelaient, rampaient vers elle sur leurs tronçons de membres, tendaient leurs mains décharnées, l'effleuraient, la caressaient. Elle aimait leurs caresses, le contact répugnant de leurs ongles. Son ventre s'émouvait.

Il l'attendait, hiératique. Elle ne voyait pas son visage.

Son corps était harmonieux, découplé, viril. Il était prêt à l'honorer devant sa cour de morts-vivants.

M'avait déjà prise. Il allait la prendre à nouveau. Elle serait immortelle.

Elle devait se débarrasser de son immortalité. Trouver une autre victime. Elle s'arrêta de marcher. Mais elle se déplaçait quand même, par une translation à laquelle elle ne comprenait rien.

Elle comprenait. Les cadavres l'avaient saisie, la portaient au sacrifice.

—Jeanne...

Elle n'était pas Jeanne. Elle était Marie... Non, elle était Jeanne.

Elle était à la fois Jeanne et Marie. Elle était le positif et le négatif, unis à l'instant de l'accomplissement. Elle entrevoyait la vérité. Elle voulut crier, mais sa bouche était pleine de terre. Elle était morte. Elle avait accédé à l'autre univers. Ailleurs... Autrement.

Les cadavres la déposaient au pied de l'autel. Devant lui. Il s'approchait.

—Un accouplement contre nature...

Grand-mère ricanait derrière lui. C'était elle qui parlait. Par sa voix. Qui était-il? Qui était-elle?

—Un accouplement contre nature...

Ses mains à lui la faisaient se retourner. Elle savait ce qu'il allait lui faire. Elle en avait envie. Elle en avait peur.

Qui était-il? Pourquoi lui évoquait-il un lointain souvenir, imprécis mais doux?

Il allait lui faire mal, terriblement mal. Elle voulait fuir.

Elle ne fuyait pas, attendait qu'il la prenne. Pourquoi de cette manière? Pourquoi la souiller? Mais il ne la souillait pas. Il ne lui faisait pas mal.

Ce n'était pas elle qu'il possédait.

Elle les voyait qui s'unissaient. Elle n'était plus là.

C'était Jeanne qui ployait sous ses coups de boutoir.

Jeanne? Ou Marie?

Elle faisait l'amour. Elle était en train de faire l'amour.

Marie faisait l'amour. Elle jouissait. Elle était toute chaude. Elle haletait. Sa matrice recevait la semence, l'absorbait.

Elle comprenait. Le rite....

Elle se rapprochait d'elle-même. Ça faisait un effet bizarre. Elle voyait son visage en grand, entendait ses halètements. Un peu de sueur perlait au-dessus de sa bouche entrouverte. Ses traits se crispaient à chaque onde de plaisir qui la traversait. Mais ce n'était pas son visage.

C'était celui de Jeanne. Le corps de Jeanne. Les seins de Jeanne. Le cul de Jeanne, pourfendu par...

C'était Marie. Sa jouissance. Infinie, Interminable.

Immortelle.

Et le sang qui coulait d'autres cadavres, auquel elle s'abreuvait.

Il jouit en elle. Alors tout son être se tendit et elle le repoussa. Elle jeta un long cri...

Marie reprenait conscience. Cela se faisait par paliers, comme si elle revenait à la surface de l'océan après une longue et profonde plongée. Elle avait la bouche épouvantablement sèche et amère, mal au cœur, la poitrine oppressée.

Elle ouvrit enfin les yeux, et une nausée la secoua.

Elle roula sur le drap trempé de sueur, tâtonna au hasard. Il y avait toujours un verre rempli d'eau sur sa table de nuit. Elle le heurta, le renversa par terre.

— Merde !

Elle se souleva sur un coude, tourna la tête.

Et le vit.

Elle demeura paralysée, son cauchemar — en un instant de lucidité, elle se demanda si ç'avait bien été un cauchemar — rejoignant la réalité.

Sa silhouette se découpait sur le rectangle de la fenêtre, haute et massive, immobile. Elle entendait son souffle rauque. Elle sentait son regard.

Elle poussa un cri, se recroquevilla, adossée au mur, les bras devant ses seins. Elle attendait qu'il se jette sur elle, la saisisse — comme dans son cauchemar — la retourne et la sodomise — comme dans...

Mais il ne bougeait pas. Il émit un bruit étrange, tel un rire accompagné d'un baiser. Elle fronça les sourcils, hésita, tendit la main en direction du bouton de sa lampa.

La lumière l'éblouit, mais elle se rendit compte qu'il reculait, également ébloui, levant les mains comme pour se protéger. Elle cligna des paupières.

La porte de sa chambre était grande ouverte et Nicolas Chanut la regardait, proférant des paroles inintelligibles.

Marie saisit son drap et le remonta lentement le long de son corps. Nicolas était cômme statufié. Elle vit qu'il avait ouvert le devant de son pantalon de velours côtelé et qu'il s'était donné du plaisir. Un frisson de dégoût la traversa, mais elle retint les cris de colère qui montaient en elle. Elle ne savait pas de quoi un débile mental était capable et n'avait aucune envie de l'apprendre.

—Eh bien, Nicolas, dit-elle d'une voix sèche mais calme, qu'est-ce que tu fais là?

L'idiot tressaillait et roula des yeux immenses. Il sourit largement.

—Belle... dit-il. Belle... Marie... belle...

Malgré elle, elle ressentit le compliment, sincère, de cette brute et répondit à son sourire.

—Merci, Nicolas, répliqua-t-elle. Tu es gentil. Mais tu sais, ce n'est pas bien d'entrer dans la chambre des dames pour les regarder dormir. Il ne faut pas.

Nicolas baissa le nez comme un enfant pris en faute.

—Marie.., belle..., répéta-t-il. Belle... Marie...

—Oui, mais il faut que tu sortes, maintenant. Tu dois aller dormir.

—Où? demanda Nicolas.

Marie fut tout étonnée de la logique de cette simple question. Ni son père ni elle n'avaient songé à donner une chambre au garçon.

—Tourne-toi, et je vais te montrer.

Docile, Nicolas se cella le nez contre le mur. Elle sortit de son lit, enfila son sweat, tirant dessus pour qu'il descende un peu plus bas, chercha un slip dans sa commode, le mit et se sentit un peu mieux.

—Viens, dit-elle à Nicolas.

Il la suivit, tel un toutou. Elle le mena à une petite chambre, au premier, où subsistait un lit avec son matelas défoncé.

—Tu vas dormir ici, déclara-t-elle. Et demain, je t'apporterai des draps.

Il s'allongea, la regardant avec adoration.

—Marie.. belle ! dit-il avec conviction. Bisou!

Elle réprima un soupir, se pencha et déposa un baiser sur ses cheveux drus et hirsutes. Alors il se tourna sur le côté, péta et se mit à ronfler.

Marie marqua un temps d'arrêt devant la porte de la chambre de grand-mère. Pas un bruit. Elle redescendit l'escalier à pas de loup. Son cauchemar et sa gueule de bois avaient gommé d'elle toute envie de dormir, aussi gagna-t-elle la cuisine où elle mit de l'eau à chauffer pour le café, songeant qu'elle avait accompli les mêmes gestes deux nuits plus tôt, dans une autre vie. Elle jeta un regard morne à sa montre. Quatre heures quarante. A l'est, des lueurs pâles annonçaient l'aube.

Le café fumait devant elle. Elle en but une gorgée.

Elle n'eut que le temps de reposer sa tasse avant de se précipiter aux toilettes et de vomir longuement, tout le corps secoué de spasmes douloureux.

Que lui arrivait-il? Sa bouche était souillée, et le devant de son maillot, et elle haletait d'épuisement, comme si elle avait couru une longue distance.

—Putain de merde ! jura-t-elle.

Elle se redressa et traversa le hall telle une somnambule. Une fois au salon, elle alluma, fouilla l'antique bibliothèque où s'alignaient de vieux livres. Elle trouva ce qu'elle cherchait. Le dictionnaire. Elle l'ouvrit, et son doigt erra le long des lignes, sur les caractères minuscules.

Puis il s'arrêta. Sur le mot schizophrénie...

Marie se réveilla le nez sur le dictionnaire ouvert, d'un seul coup, cette fois. Il faisait grand jour. Le soleil passait à travers les persiennes du salon en fines rayures qui doraient le sol. Un coup d'œil à sa montre lui apprit qu'il était sept heures. Elle soupira entre ses dents, referma le Larousse d'un geste sec. Schizophrénie, mon cul !

Elle retourna dans sa chambre, où elle ramassa sa belle robe, qu'elle avait posée sur une chaise en se déshabillant. Le vêtement n'était même pas froissé ! Elle alla l'accrocher dans sa penderie puis s'affaira à sa toilette. Elle se sentait bien mieux qu'au milieu de la nuit. Pour un peu, elle se serait dite en pleine forme.

Elle avait envie de voir Thomas. Envie de s'envoyer en l'air avec lui. Envie d'aller à la Bouquinerie et de gagner plein de fric. Envie de vivre six cents ans !

Connasse, lâcha-t-elle à son reflet, en lui adressant un éblouissant sourire.

Elle se maquilla avec soin, ce qui ne lui était pas coutumier, insistant sur le rimmel et le fard à paupières.

Merde, elle avait — entre autres — des yeux magnifiques. Pourquoi ne les mettait-elle pas en valeur? Par modestie, par pudeur? Elle en avait marre de la modestie et de la pudeur. Elle avait faim de vivre, d'être admirée. Elle voulait que les mecs se retournent sur elle, qu'ils fantasment à son sujet en rêvant à tout ce qu'ils pourraient lui faire.

Et qu'elle, elle ferait avec Thomas !

Elle se montra les dents, les lèvres retroussées et le nez froncé, ondula des hanches, se demanda si ça lui irait de se raser le minou, si ça serait sexy, si ça ferait bander Thomas. Elle, ça la faisait mouiller. Et...

— Et merde ! (Ça la reprenait ! Elle recula en laissant tomber son crayon à yeux. Il était là. Il pénétrait son esprit. I/ lui soufflait des pensées obscènes.) Ça suffit !

cria-t-elle. Fous-moi la paix ! Tire-toi !

Au bord de la crise d'hystérie, elle eut la sensaiion proprement physique qu'une créature étrangère, vivante se retirait d'elle, de son corps et de son âme. Elle se sentit libérée, l'esprit clair, sans cette fausse euphorie ni ces désirs débridés qui, l'instant d'avant, l'habitaient.

Les jambes coupées, elle s'assit sur son lit. Elle était stupéfaite par la facilité avec laquelle elle l'avait repoussé. Comment avait-il pu abandonner aussi vite la lutte? Il la tenait... comme il l'avait tenue, la nuit précédente. De toute sa force physique et mentale.

Elle se passa une main sur le visage. Elle n'avait pas rêvé. Elle avait bien été prise par cette créature maudite.

En même temps que Jeanne... Elle avait été Jeanne. Par un sortilège infernal. Il les avait eues toutes les deux. Par un autre sortilège, elle avait pu lui échapper. Mais Jeanne?

Elle se leva, le visage dur, une lueur meurtrière dans les yeux.

— Ah, tu me veux provocante ! grinça-t-elle. Eh bien ! tu vas voir, espèce d'enculé !

Elle fouilla dans ses affaires, choisit un slip noir de dentelle assez coquin, une jupe longue à fleurs violemment colorée et un débardeur noir, fendu sous les bras jusqu'à la taille, qu'elle avait acheté un jour de folie et qu'elle n'avait jamais osé mettre, vu le volume de sa poitrine. Une fois vêtue, elle se trouva très différente de ce qu'elle était habituellement ! Ses seins opulents semblaient vouloir s'échapper de son maillot à chacun de ses mouvements, et les pointes en étaient très précisément moulées. Mais il ne lui déplaisait pas d'avoir de gros seins et de les montrer. Elle se peigna, fit bouffer ses cheveux en une masse noire vaporeuse et s'estima enfin satisfaite.

Ed se trouvait à la cuisine et beurrait une tartine. Il portait encore son pyjama, était hirsute et avait l'oeil plombé. Marie eut du mal à reconnaître son père, la veille sémillant, séducteur et volubile, dans ce monsieur au teint brouillé et au menton bleu.

Il dut le comprendre car il se redressa aussitôt, rejeta ses cheveux en arrière et s'écria, clignant de l'oeil : — Je crois que j'ai pas mal picolé, hier soir. T'as pas un Alka-Seltzer?

Elle lui donna le médicament qu'il réclamait puis se mit à déjeuner.

—Il est bon, ton café, apprécia-t-elle.

Ils burent, assis l'un en face de l'autre. Ed se racla la gorge.

—Je crois que j'ai dit pas mal de conneries. Arrêtemoi si je me trompe...

Marie haussa les épaules.

—Tu as dit aussi des choses très intéressantes.

—Par exemple?

—Des légendes...

Son père allait répondre quand la sonnette grêle de l'entrée résonna. Ils échangèrent un regard étonné.

—Qui est-ce qui vient nous casser les pieds à cette heure-ci? grommela Ed.

—Je vais voir.

Elle alla ouvrir, et se retrouva nez à nez avec le capitaine Auclair — qui ne peut dissimuler son air appréciateur en la voyant.

—Bonjour, mademoiselle de Roche-Lalheue, attaqua le gendarme, la voix sévère.

—Bonjour, capitaine... Il se passe quelque chose?

—Oui. Puis-je entrer? (Marie s'effaça. L'officier passa devant elle.) Où étiez-vous, hier en fin d'aprèsmidi et dans la soirée? demanda-t-il.

Un instant démontée par son ton abrupt, la jeune femme ne se laissa pourtant pas paniquer.

—Hier après-midi j'étais avec un client. Quant à la soirée, je l'ai passée en compagnie de mon père à l'Hostellerie des Cèdres; je pense que de nombreux témoins pourront vous le confirmer. Pourquoi cette question? Il y a eu un nouveau meurtre?

Auclair parut se détendre.

—Non. Seulement j'ai essayé de vous joindre, et personne ne répondait.

Marie se décontracta également.

—J'imagine que Mlle Forest, qui s'occupait de ma grand-mère, n'a pas daigné décrocher. Et Nicolas en est bien incapable. Mais pourquoi...

Ed parut à cet instant. Bien que toujours en pyjama, il avait meilleure allure.

—Bonjour, capitaine, lança-t-il en s'avançant la main tendue. Je suppose que c'est vous qui enquêtez sur cette pénible affaire de meurtres. Marie m'a mis au courant...

Il y a des détraqués partout.

Le gendarme serra la main de l'arrivant, visiblement étonné de sa présence.

—Je suis revenu de voyage, expliqua Ed. Ma fille et moi avons un peu fait la fête.

—Pourquoi vouliez-vous m'appeler? s'enquit Marie.

Il s'est passé quelque chose?

—En effet. L'hôpital a également tenté de vous joindre et s'est rabattu sur la brigade, en désespoir de cause... Votre sœur a eu une crise de démence au cours de laquelle elle a voulu s'en prendre à un malade. Elle a agressé une infirmière et a dû être transférée au service psychiatrique de l'établissement.

Marie vacilla. Ed s'était pétrifié.

—Et comment va-t-elle, à présent? demanda-t-il.

—Il semble qu'elle soit retombée dans son état comateux. Je pense qu'il serait bon que vous vous rendiez à l'hôpital et que vous demandiez le service du docteur Fremont... Mais avant, je voudrais savoir s'il y a eu des aliénés dans votre famille, des déséquilibrés de quelque sorte que ce soit.

Marie secoua son hébétude.

—Vous plaisantez, capitaine ! répliqua-t-elle sèchement. Nous ne sommes pas une famille de fous. Et Jeanne n'est pas folle. Je ne comprends rien à ce qui a pu lui arriver, mais je sais une chose : elle n'a tué personne !

Auclair la dévisageait, les yeux durs.

—Je dois vous dire, mademoiselle, qu'après examen de la serviette, il apparaît que... le sang était bien celui de votre soeur. Or elle ne portait aucune blessure susceptible de lui en faire perdre autant. Et... lors de son accès de... d'égarement, un phénomène étrange s'est produit.

Elle s'est mise à saigner... et elle n'avait pas de plaies...

(Brusquement, il craqua. Il ôta son képi, se passa une main lasse sur le front, regarda Marie, puis Ed.) Qu'est-ce qui se passe, ici? Rien n'est logique. Ces crimes ont manifestement été commis par des détraqués et ont tous un lien entre eux. Je suis sûr que tout cela a un rapport avec ce château.

—Nous avons un alibi en béton, capitaine, intervint Ed. Vous devriez chercher ailleurs.

L'officier s'était déjà repris. Les joues un peu rouges, il rétorqua : —Je mène mon enquête, monsieur de Roche-Lalheue. (Puis, s'adressant plus particulièrement à Marie :) Nous avons interpellé le nommé Frédéric Collet, dit Fred. Il a reconnu s'être livré à certaines violences sur la personne de votre soeur mais a affirmé qu'il n'était pas dans son état normal. Il était, a-t-il déclaré, comme possédé par une créature étrangère. Cela étant, son emploi du temps présente de graves lacunes à l'heure présumée des meurtres. Il nie en être l'auteur, mais nous continuons à l'interroger. (Il recoiffa son képi.) Quoi qu'il en soit, je vous demanderai de passer à la brigade.

Je désire prendre votre déposition, mademoiselle... et vous poser quelques questions, monsieur...

A ce moment, la porte d'entrée du manoir s'ouvrit sur Nicolas Chanut. Un large sourire ornait sa face ronde.

Marie ne s'était plus préoccupée de lui, depuis son intrusion nocturne. Elle ne savait même pas qu'il était sorti. Le bas de son pantalon était humide de rosée.

—Mais d'où viens-tu? s'exclama la jeune fille.

Nicolas tendit le bras en direction du parc.

—Malade... malade, grogna-t-il.

Marie, le capitaine Auclair et Ed arquèrent les sourcils.

—Qu'est-ce que tu racontes? questionna Marie.

—Malade, malade ! répéta Nicolas en agitant plus vigoureusement le bras.

Alors Marie revécut sa dernière transe. Elle se revit s'identifiant à Jeanne, prise par le double de Thomas.

Elle revit les flots de sang qui la baignaient, en même temps qu'elle se déchirait de plaisir.

—Ah, mon Dieu! s'écria-t-elle.

—Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a? lança Auclair.

—Montre-nous! s'exclama Marie à l'intention de Nicolas. (Le jeune homme hocha la tête et ressortit.) Suivons-le!

—Mais où, bordel? s'énerva Auclair.

Elle ne répondit pas et suivit Nicolas au-dehors, le gendarme sur les talons. Ed resta en arrière.

Nicolas courait, les bras le long du corps, les pieds en dehors. Il s'engagea sur l'allée.

Un cyclomoteur était renversé, à moins de cent mètres du château. De l'essence s'échappait du réservoir. Les fougères bordant l'allée étaient écrasées.

Nicole Forest gisait au pied d'un chêne. On lui avait arraché ses vêtements, ses jambes béaient et son sexe n'était plus qu'une plaie sanglante. On lui avait également ouvert le ventre, crevé les yeux et fendu les lèvres.

Marie ne sut jamais comment elle avait fait pour ne pas s'évanouir. Sans doute s'était-elle aguerrie...

Les premières paroles d'Auclair, livide, furent : —Comment avez-vous su?

Marie, revenue sur l'allée, se tenait très droite, les bras croisés sur la poitrine. Le vent agitait ses cheveux et son visage ressemblait à un masque.

—Je l'ai vu, répondit-elle brièvement.

—Vu! Mais...

—Là! (Elle indiqua son front.) Dans ma tête. La nuit dernière. Il l'a sacrifiée... Comme il a sacrifié les autres... Pour que s'accomplisse le rite... (Auclair roulait des yeux effarés. Elle eut une ombre de sourire.) Je ne suis pas folle, capitaine. Mais ce qui se passe n'a rien à voir avec votre logique ni avec vos enquêtes habituelles.

Il s'agit d'un monde à part.

—Un monde à part? Expliquez-vous!

—Impossible.

—Mademoiselle de Roche-Lalheue, je ne peux pas me satisfaire de ce que vous me dites ! Depuis le début de cette histoire, vous me cachez des faits. Parlez, ou je me verrai contraint de...

—M'arrêter? (Marie haussa les épaules.) Ça n'y changerait rien. Même en cellule, je ne serais pas à l'abri. Il me veut, comprenez-vous... Je dois t'affronter.

Ce sera pour cette nuit... Ou je le vaincrai.., ou demain, vous pourrez vous pencher sur mon cadavre.

Auclair lui saisit le poignet.

—Qui a tué tous ces gens? demanda-t-il doucement.

Vous le savez. Vous devez me le dire.

Deux larmes coulèrent sur les joues de la jeune femme. Mais ses lèvres demeurèrent closes.

Il ne fut pas facile de faire céder Auclair. Tel un bouledogue, l'officier de gendarmerie se cramponnait à son os. Il plaida, menaça, tempêta. Rien n'y fit. Rentrée au château, Marie ne fléchit pas, lui opposant un silence tout aussi buté. Témoin de cette joute, Ed l'observait, étrangement détaché.

Pendant ce temps, les collègues d'Auclair ratissaient le parc... et ne trouvaient rien. Pas une empreinte, pas une branche brisée. Il n'y avait pas d'indice, et l'interrogatoire de Nicolas s'avéra négatif. L'idiot était incapable de répondre à aucune question et riait tout en s'agitant sur sa chaise.

La matinée passa et, finalement, Marie s'adressa sèchement à Auclair : —Capitaine, décidez-vous. Arrêtez-moi ou laissezmoi en liberté, mais ne me retenez pas plus longtemps. Il faut que j'aille voir ma meur.

Le gendarme était rouge de colère.

—Si je vous laisse en liberté, qu'est-ce qui me garantit que vous ne vous enfuirez pas?

Pour la première fois de la journée, Marie se mit à rire vraiment.

—Et où irais-je? Vous ne comprenez donc pas que tout va se jouer ici, dans les prochaines heures? Revenez demain matin. D'une façon ou d'une autre, cette affaire sera réglée.

Auclair poussa un soupir de découragement.

—Très bien, se résigna-t-il. Je serai là demain matin.

Mais je vous jure, mademoiselle, que si vous vous êtes moquée de moi, je vous le ferai regretter jusqu'à la fin de vos jours.

Marie se contenta de sourire. La fin de ses jours...

Dans six siècles.